Jésus de Nazareth (Page 2)

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Dès lors, il ne fut plus jamais question pour Jésus de jouer avec d'autres enfants s'il n'en avait pas lui-même envie.

L'année que Marie avait demandée était à présent écoulée. Même Jésus avait remarqué que son père était attiré par son pays. Pourquoi donc sa mère voulait-elle rester ici ? Joseph lui avait raconté beaucoup de choses sur Nazareth, et Jésus se réjouissait à la pensée de rentrer à la maison.

Alors joseph se décida à parler une fois encore à Marie. Il se fit plus pressant qu'auparavant, et elle se rendit compte qu'elle ne devait plus s'opposer à son désir. C'est ainsi que l'on décida de retourner à la maison.

On acheta un âne. Un âne ! Aussi loin que remontaient les souvenirs de Jésus, c'était le premier animal qui leur ait appartenu. Ce compagnon gris-brun et hirsute faisait le bonheur de l'enfant. Ils étaient inséparables. Quand le père travaillait à l'atelier, l'animal aux longues oreilles devait y être lui aussi sinon Jésus n'aurait su qui choisir ! Dans un coin de l'atelier, l'âne trouva son foin et sa litière.

Puis ce furent les préparatifs pour le long voyage. Tout cela réjouissait l'enfant, d'autant plus que les yeux du père, d'ordinaire si graves, brillaient à présent de joie. Nazareth devait être un endroit merveilleux Pour que le seul fait d'y penser changeât le père à ce point !

La mère, par contre, n'était pas aussi gaie qu'à l'accoutumée ; le surcroît de travail devait en être la cause.

Un jour que le garçon regardait avec allégresse tous ces préparatifs, sa mère lui demanda :

«Ne regrettes-tu pas de tout abandonner ici, jésus ? Tu ne reverras certainement jamais notre chaumière ni le jardin.»

«Si cela fait plaisir au père, je pars volontiers. De toute façon, nous ne sommes pas d'ici ; c'est à Nazareth que nous sommes chez nous !» s'empressa-t-il d'ajouter. «Père m'a raconté qu'il recueille déjà depuis longtemps des graines pour que nous ayons à la maison les mêmes fleurs qu'ici.»

Non, il n'était pas triste, cela se voyait. Le jour du départ, il mit joyeusement sur son dos son petit baluchon et marcha vaillamment à côté de l'âne, en tenant la main de son père. L'âne portait sa mère et une partie des ustensiles du modeste ménage dont on n'avait pas voulu se séparer. Marie pleura en prenant congé des voisines. Pourquoi sa mère pleurait-elle ainsi ? Aimait-elle tellement ces gens ?

«Ta mère a beaucoup de peine à quitter cet endroit où elle a été très heureuse», expliqua le père.

«Ne pourra-t-elle plus l'être à Nazareth ?» demanda jésus. Sans réfléchir, le père laissa échapper :

«Elle sera bien plus heureuse car, là-bas, il y a un temple de Dieu, ce dont nous avons été privés ici.»

«Alors, elle a tort de pleurer», trancha l'enfant.

Le voyage se passa de façon bien plus agréable que celui de l'aller trois ans auparavant. Marie et son époux savaient cette fois où diriger leurs pas, ils n'allaient plus vers l'inconnu. De plus, tous leur faisaient bon accueil à présent ; nulle part, ils ne demandaient en vain l'hospitalité.

Même si ceux auxquels ils s'adressaient avaient d'abord eu l'intention de refuser, il leur suffisait de jeter un regard sur le petit garçon pour changer d'avis. Et lorsque les lèvres enfantines disaient de surcroît : Tu es bon de nous aider», ils se sentaient largement récompensés.

Lors de ce voyage, une chose frappa tout particulièrement la mère :

Jésus était un enfant au coeur affectueux, qui ne pouvait faire autrement que donner de l'amour sans compter, mais cet amour se manifestait toujours en actes, rarement par des paroles et jamais par des caresses. Et c'était toujours lui qui donnait. Si, attirées par son charme, certaines personnes voulaient le cajoler, il savait se dérober sans être impoli. Si on lui offrait quelque chose, il donnait autre chose en échange, ne serait-ce qu'un regard rayonnant qui comblait l'âme de l'autre.

Dans une localité, une femme lui fit cadeau d'une paire de sandales ; les siennes étaient complètement usées et on n'en trouvait pas à acheter. Tout heureux, Jésus remercia, puis il demanda :

«Ces sandales sont-elles celles de ton enfant ?»

La femme répondit affirmativement. Le petit dit alors :

«Ce doit être un gentil garçon, qui t'apporte de la joie, car il a pris bien soin de ses sandales !»

«Tu as raison, c'est un garçon très gentil», dit la femme ravie. Puis elle se tourna vers Marie en demandant :

«Quel âge a ton fils ?»

«Un peu plus de trois ans.»

«Eh bien, tu auras beaucoup de satisfaction avec lui», ajouta la femme toute surprise et, longtemps encore, elle suivit des yeux ceux qui s'éloignaient.

N'aurait-on pas dit qu'une rayonnante clarté entourait cet enfant en qui tout était lumineux ?

De temps en temps, Jésus avait le droit de monter sur l'âne avec sa mère. Il le faisait très volontiers, surtout vers le soir lorsque ses petits pieds étaient fatigués et endoloris. Cependant, il remarqua que, chaque fois qu'il montait sur l'âne, le père prenait l'un des baluchons et le portait. Le père, qui était si fatigué ! Cela ne devait pas être. A partir de ce moment-là, il ne demanda plus jamais à monter sur l'âne, et il refusait aimablement quand son père le lui proposait.

Ils étaient en route depuis plus de deux mois lorsqu'un soir ils virent devant eux une bourgade dans la clarté du soleil couchant. Jésus regarda son père : il avait l'air radieux !

«C'est Nazareth !» s'écria le petit avec allégresse. «Je le vois, il me suffit de regarder le père.»

«Oui, c'est Nazareth», dit joseph dont la voix tremblait. «Ici, nous sommes chez nous, mon enfant. Il n'y a rien de plus beau que d'être chez soi !»

Jésus réfléchissait.

«Sommes-nous ici chez nous pour toujours ?» demanda-t-il.

Ils étaient arrivés à la fontaine où, à cette heure, de nombreuses femmes étaient réunies. Certaines reconnurent les voyageurs et les saluèrent en leur posant de nombreuses questions. Très étonné, Jésus se tenait à l'écart. C'était donc ainsi quand on rentrait chez soi ?

Le père avait hâte de continuer. Il voulait revoir son foyer.

La nouvelle de son retour s'était répandue comme une traînée de poudre et l'avait précédé. Avant même qu'il ait vu sa maison, le compagnon auquel il avait tout confié trois ans auparavant arriva en courant.

Maître, maître, s'écria-t-il hors d'haleine, comme c'est bien que tu sois de retour ! Tout se languit de toi, la maison, le jardin, l'atelier, et nous tous», conclut-il, un peu gêné.

«Est-ce là jésus ?» demanda-t-il en se penchant vers l'enfant fatigué qu'il prit dans ses bras.

Contre toute attente, celui-ci se laissa faire de bon gré.

«Tu es Lebbée, l'aide du père ?» dit-il d'un ton interrogateur. «Alors, je te connais déjà ; le père m'a beaucoup parlé de toi.»

Ainsi fut conclu un pacte qui devait durer jusqu'à la mort.

On était arrivé à la maison. A son grand soulagement, Joseph au comble de la joie trouva tout en parfait état. Lebbée et les autres avaient veillé fidèlement sur les biens du maître pendant son absence.

Marie regardait autour d'elle, les yeux vides. Pour le moment, ce pays ne signifiait rien pour elle. Peut-être la vie serait-elle impossible ici ? Jésus tira joseph par son vêtement.

«Regarde la mère, qu'a-t-elle donc ?»

«La nostalgie de l'Égypte, mon enfant !» dit joseph dont la joie commença à se ternir.

«Il ne faut pas être triste, père ! » supplia l'enfant. «C'est plus beau ici qu'en Égypte. La mère s'en apercevra.»

«Tu as raison», dit Joseph en se consolant rapidement. «Il faut d'abord qu'elle se sente chez elle ici. Toi et moi, nous sommes déjà chez nous.»

Puis, se tournant vers sa femme, il dit :

«Marie, je vais chercher ta mère.»

C'était justement ce que Marie redoutait le plus, et il le savait. Mais il pensa que plus vite leur serait donnée l'occasion de se revoir, mieux cela vaudrait. Il fallait bien que cela arrivât tôt ou tard. Il se hâta donc de partir avant que sa femme ait pu l'en empêcher.

Fatiguée, Marie se laissa tomber sur un banc tandis que Jésus courait dans la pièce spacieuse et examinait tout ce qu'il y avait à voir.

Quelques instants plus tard, la porte s'ouvrit et une vieille femme franchit le seuil en toute hâte :

«Marie !»

«Mère !»

Un cri de joie fusa des deux côtés ; la mère et la fille tombèrent dans les bras l'une de l'autre. Tout ce qui les avait séparées était oublié ! Radieux, joseph se tenait à côté d'elles. Quant à Jésus, il prit la main de la vieille femme en disant :

«Tu es ma grand-mère ?»

La femme se pencha alors vers le petit. Il lui semblait n'avoir encore jamais rien vu d'aussi ravissant.

«Jésus ! Tu es Jésus ?» Il la laissa docilement le prendre dans ses bras, appuya sa petite tête fatiguée contre elle et, tombant de sommeil, il dit : «Grand-mère, j'ai faim.»

Ils ne purent s'empêcher de rire ; il avait parlé pour eux tous.

Une autre vie commença. Jésus regardait avec étonnement ce «nouveau père». Ce n'était plus celui qui, en Égypte, travaillait à la journée et gagnait chichement sa vie dans un misérable atelier.

Maître dans l'exercice de son métier, il travaillait dans des ateliers spacieux, au milieu de compagnons et d'apprentis. Les commandes affluaient ; chacun se réjouissait que ce charpentier qui connaissait si bien son métier fût de retour. Et avec le travail revint la prospérité dont Joseph avait toujours été entouré et à laquelle il était habitué. On ne disait plus : «Il ne faut pas y songer», ou: «Nous n'avons pas d'argent pour cela.» Il y avait toujours de l'argent.

Pour Marie aussi, ce fut le bien-être qui va de pair avec une vie sans soucis. Elle put prendre une servante pour les gros travaux, et c'était bien ainsi, car une nouvelle et jeune vie allait faire son entrée dans la maison.

La grand-mère était également une source d'étonnement pour le garçon. La vieille femme était bonne pour eux tous, et pourtant elle pouvait à l'occasion être très dure envers les autres. Un jour, alors qu'elle renvoyait durement un mendiant, les yeux de Jésus se remplirent de larmes.

«Grand-mère, pourquoi parles-tu de façon aussi désobligeante ?» dit-il. «Cet homme ne peut absolument pas voir combien tu es bonne.»

Elle prit peur. L'enfant n'avait-il pas raison ? Comment pouvait-elle être aussi dure ? Mais il y avait tant de mendiants, et si l'on donnait à l'un, les autres voulaient aussi quelque chose ; on n'en finissait jamais ! Une fois de plus, elle venait adroitement d'endormir la voix de sa conscience qui s'était réveillée. Lorsqu'elle expliqua à Jésus les raisons de son comportement, il secoua sa petite tête.

«Grand-mère, tu adresses toi aussi des requêtes à Dieu chaque jour. Tout le monde le fait, et Il ne vous renvoie pas. Pourquoi les hommes ne suivent-ils pas l'exemple de Dieu ?»

«Mon enfant, quelles idées as-tu là ?» allait rétorquer la vieille femme, mais Jésus n'abandonna pas.

«Dis, grand-mère, pourquoi les hommes ne sont-ils pas avec les autres comme ils voudraient que l'on soit avec eux ? Pendant notre long voyage, nous avons dû si souvent demander aux autres un gîte pour la nuit ou quelque chose à boire.»

La femme fut tellement frappée que cela ne la laissa plus en paix. Le lendemain, elle rencontra l'épouse du rabbin et lui raconta la chose. Celle-ci le dit à son mari, si bien que Rabbi Méhu voulut voir «l'enfant précoce», comme il l'appelait. Il convint avec la grand-mère qu'il se rendrait un soir chez elle quand son petit-fils s'y trouverait. Ainsi fut fait.

Méhu les trouva tous deux absorbés dans une discussion animée ; ils étaient penchés sur un tas de lentilles qu'ils triaient ensemble. Quel était donc cet enfant ? Ce que l'on chuchotait était-il vrai ? Il ne ressemblait nullement à Joseph, mais il n'avait rien non plus de sa mère. Il paraissait aussi lumineux et aussi clair qu'un enfant de prince et n'avait pas l'air d'être le fils d'un simple charpentier.

Méhu cacha tant bien que mal sa surprise et les salua tous deux. Aimable et candide, l'enfant lui rendit son salut.

«Eh bien, petit Égyptien,» lui dit Méhu, «te plais-tu dans notre pays ?»

«Je ne suis pas Égyptien», se défendit Jésus. «Je suis juif, et je suis né à Bethléem.»

«Crois-tu en Dieu, le Seigneur ?» poursuivit le rabbin.

«Peut-on avoir connaissance de Lui et ne pas croire en Lui ?» répliqua l'enfant avec modestie.

Méhu allait répondre que beaucoup de gens avaient connaissance de Dieu sans Le reconnaître, lorsqu'il se rappela qu'il avait affaire à un enfant âgé de moins de quatre ans. Mais il ne voulait pas non plus mettre fin à cet entretien qui promettait d'être très intéressant. Il cherchait en vain un moyen de renouer la conversation quand Jésus le dispensa de cette peine en levant vers lui ses grands yeux bleus et en demandant avec candeur :

«Grand-mère t'appelle Rabbi, es-tu prêtre dans le temple de Dieu ?»

Méhu l'affirma en se demandant où allait mener cette entrée en matière.

«Est-ce que chacun peut te demander ce qu'il ne comprend pas ?» s'enquit l'enfant.

Méhu acquieça de nouveau et l'invita à l'interroger sur ce qu'il voulait savoir. Alors Jésus lui dit tout simplement et comme une chose parfaitement naturelle :

«Où irons-nous après la mort ?»

«Si notre vie a été agréable à Dieu, nous serons autorisés à aller auprès de Lui et à vivre sur les marches de Son trône», dit Méhu en essayant de se mettre à la portée de l'enfant.

Cependant, Jésus n'était pas satisfait.

«Mais si Dieu est le Très-Haut, comment un être humain peut-il parvenir auprès de Lui ?»

Il prenait sa question à coeur ; Méhu, qui le sentait, tenta pourtant de donner une réponse évasive.

«Des anges aimables nous portent vers Lui», affirma-t-il d'un ton chaleureux.

Le silence se fit pendant quelques instants. Les adultes remarquaient bien qu'il se passait quelque chose chez l'enfant. Ils attendaient sa réponse avec impatience ; la grand-mère se demandait avec inquiétude ce que son incompréhensible petit-fils allait encore dire.

Jésus avait l'air très grave lorsqu'il déclara :

«Je ne crois pas que les anges nous portent. Nous serons obligés de faire seuls chaque pas, sinon cela n'a aucune valeur. Lorsque, dans l'atelier de mon père, un apprenti se fait aider par un compagnon, il doit refaire lui-même le travail. C'est exactement ce que Dieu exige des humains.»

Méhu s'effraya. Quel enfant était-ce donc ? Dieu voulait-Il éveiller secrètement un prophète ? Il fallait veiller sur ce garçon !

Il prit aimablement congé et, plongé dans ses pensées, il se rendit à l'atelier du charpentier. Il trouva Joseph qui attendait son fils dans le jardin.

Méhu s'adressa à lui avec amabilité et lui posa des questions au sujet de Jésus. Ce que Joseph lui raconta le conforta dans son intention de s'occuper de l'enfant autant qu'il le pourrait.

La joie avait fait son entrée dans la maison de Joseph : un petit frère s'était joint à Jésus. C'était un petit garçon aux cheveux noirs, tout à fait différent de lui ; par contre, il ressemblait à ses parents. Ils l'avaient nommé Jacques, et Marie était entièrement absorbée par ses joies et ses soucis de mère.

Jésus admirait les petits membres du bébé et ses yeux d'un noir profond. Quand personne ne se trouvait dans la chambre, il pouvait rester longtemps près du berceau à s'entretenir avec le petit. La mère, qui observait souvent ses fils à la dérobée, affirmait au père que les deux enfants se comprenaient réellement.

La nouvelle du retour de Joseph et des siens s'était également répandue dans les faubourgs reculés de Nazareth. De près et de loin, parents et amis venaient les saluer.

Ces visites ne plaisaient guère à Jésus. On lui posait tant de questions, et les gens parlaient de choses tellement insignifiantes, alors qu'ils n'étaient pas capables de répondre aux questions les plus importantes. Au début, il écoutait toujours avec le plus vif intérêt tout ce qu'ils avaient à dire, mais il s'aperçut bien vite que personne n'était aussi avisé que son père Joseph, et il continua à chercher un appui auprès de lui.

Cependant, il n'avait plus le droit de venir à l'atelier aussi souvent qu'autrefois. Tant d'hommes, de compagnons et d'apprentis s'y trouvaient à présent qu'à vrai dire il n'y avait plus de place pour lui. Parfois, il se faufilait auprès de son père, qui ne le renvoyait jamais et prêtait toujours une oreille attentive à ses questions. Mais un jour, l'un des compagnons se mit à rire de quelque chose qui tenait tout particulièrement à coeur à Jésus. Cela rendit le garçon timide et encore plus renfermé. Les jeunes gens exubérants avaient surnommé le petit «le rêveur».