Jésus de Nazareth (Page 1)

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Une grande animation régnait à la fontaine. Des femmes et des jeunes filles remplissaient leur cruche d'argile. Elles devaient attendre leur tour. Pendant ce temps, joyeux bavardages et taquineries allaient bon train.

Elles n'étaient pas toujours aussi unies que ce jour-là. Toutes leurs conversations portaient sur les «nouveaux venus» : un couple qui s'était établi depuis peu dans la localité. L'homme acceptait tous les travaux qu'on lui proposait. Ces gens ne semblaient pas très aisés, bien que la femme eût une certaine distinction et qu'elle portât des vêtements de bonne qualité.

«Vous pouvez me croire, ce sont des Juifs», dit une femme assez âgée qui, sa cruche déjà pleine, était restée à côté des autres. Elle ne pouvait pas s'en aller avant d'avoir communiqué ce qu'elle savait. «Mais il est peu probable qu'ils soient mari et femme», ajouta-t-elle.

«Pourquoi ne le seraient-ils pas ?» demanda une jeune fille.

«Elle est trop jeune pour cet homme âgé», lui répondit-on.

Les femmes étaient bien trop absorbées par leur conversation pour remettre la jeune curieuse à sa place.

«Je crois pourtant qu'il est son mari !» dit l'épouse du doyen du village. «Il l'entoure de tant de sollicitude, il cherche avec tant d'amour à lui rendre la vie agréable ! Et l'enfant ! Je n'en ai encore jamais vu d'aussi charmant! » s'écria-t-elle avec enthousiasme. «L'avez-vous déjà regardé quand il dort ? Ne dirait-on pas qu'il descend directement des dieux ?»

«Il me plaît encore davantage quand il est éveillé. On peut alors voir ses yeux rayonnants et d'un bleu profond. Je n'ai jamais rien vu de plus beau», dit une autre.

L'enfant dont elles parlaient, un petit garçon d'environ six mois, avait été couché avec soin dans une corbeille au tressage ajouré, posée aux pieds de sa mère. Ses petits membres étaient merveilleusement bien proportionnés, des boucles claires et fournies entouraient sa tête d'une auréole de lumière. Son petit nez droit semblait contredire ceux qui affirmaient qu'il était juif.

Sa mère leva les yeux de son ouvrage et regarda son enfant. Un sourire illumina ses beaux traits empreints de gravité.

Son abondante chevelure noire tombait en deux nattes épaisses sur ses épaules et encadrait son visage fin et pâle. Ses mains actives étaient fines et blanches elles aussi.

Elle mit son ouvrage de côté, prit l'enfant dans ses bras et l'emmena devant la porte de la petite maison qui ne comportait que deux pièces.

Toujours en bavardant, les femmes revenaient de la fontaine avec leur cruche pleine. Tantôt l'une, tantôt l'autre s'arrêtait auprès de Marie, tel était le nom de la jeune mère, pour lui dire un mot gentil au sujet de son petit garçon qui leur plaisait à toutes.

«Sais-tu, Marie, ce que j'ai dit hier à mon époux ?» dit une jeune femme. «Ton enfant a quelque chose de particulier : quand on le regarde, toute tristesse s'envole. Vois-tu, j'étais pleine d'inquiétude aujourd'hui parce que notre chèvre est malade. Mais depuis que ton enfant m'a souri, mes soucis me paraissent insignifiants. Au fait, comment s'appelle-t-il ?»

«Nous l'avons appelé Jésus», dit Marie dont les joues s'étaient colorées d'une rougeur passagère en entendant ces compliments.

On aurait dit que le petit avait compris son nom. En riant, il s'empara d'une des nattes noires qu'il lâcha tout à coup pour tendre ses petits bras. «Voici le père qui arrive! » dit Marie. «Nous sommes contents, n'est-ce pas, mon petit Jésus !»

«Comme il est intelligent !» dit élogieusement la voisine qui prit alors sa cruche et poursuivit son chemin après les avoir salués aimablement.

Un homme portant toutes sortes d'outils traversa la rue. Son vêtement était couvert de poussière, mais fait de bonne et solide étoffe. Ses cheveux et sa barbe grisonnants conféraient à son visage une certaine gravité. Par contre, ses yeux avaient une expression d'infinie bonté. Dès le premier regard, on se sentait attiré par cet homme vieillissant.

En voyant l'enfant lui tendre les bras avec empressement, il posa ses outils sur le sol et le prit dans ses bras. Le petit garçon s'empressa de glisser ses mains dans sa barbe en broussaille ; elles avaient l'habitude de ce jeu. Marie se baissa et ramassa les outils sans que Joseph s'en rendît compte, tant il était absorbé dans la contemplation de l'enfant.

Ils n'habitaient que depuis peu dans la petite localité égyptienne où ils s'étaient établis à la demande expresse de Marie. Joseph qui chez lui à Nazareth, possédait un atelier prospère et une maison avec des dépendances, avait tout quitté par amour pour elle et, à présent, il devait se contenter des maigres gains d'un journalier. Toutefois, il n'avait pas hésité un seul instant lorsque Marie l'avait supplié avec tant d'insistance. De toute façon, ils ne resteraient pas toujours ici : cette pensée le consolait lorsque la nostalgie du pays le gagnait.

Le garçon, qui était sa joie et son réconfort, était attaché à lui avec une tendresse plutôt rare chez un enfant aussi jeune.

Marie n'avait pas encore retrouvé son rire enjoué de jeune fille, mais Joseph espérait tout du temps et de ce séjour en pays étranger où personne ne la connaissait. Il était content que Marie ne fût pas malheureuse à ses côtés. Elle finirait bien par retrouver sa gaieté.

Ils parlaient rarement entre eux des événements qui étaient liés à la naissance de l'enfant. Ils n'avaient jamais revu la merveilleuse étoile, pas plus que les formes lumineuses qui se tenaient auprès de sa couche. Ces souvenirs s'étaient estompés peu à peu.

Et pourtant, il y avait autour de Jésus de petits et de grands êtres lumineux qui le protégeaient et jouaient aveC iui. Un sourire passait souvent sur sa jolie petite bouche.

Quiconque le voyait ainsi ne manquait pas de demander :«Que peut-il bien voir pour avoir l'air si heureux ?»

Il se réjouissait également lorsque sa mère chantait doucement d'une voix mélodieuse un psaume ou quelque autre chant. Elle remarqua bientôt avec quelle attention il écoutait. L'enfant prêtait aussi l'oreille au chant des oiseaux. Par contre, tout bruit trop fort ou déplaisant lui faisait peur et, dans ce cas, il lui arrivait même de se mettre à pleurer.

En cours de route, ils étaient arrivés un jour dans une localité où on les avait renvoyés d'une voix rude et d'un ton désobligeant. L'enfant s'était alors mis à pleurer, sans qu'il fût possible de l'apaiser.

Dans une circonstance analogue, Joseph avait dit un jour à sa manière réfléchie : «Jésus entend avec son âme».

Marie l'avait regardé avec étonnement :

«Est-ce possible ?» avait-elle demandé sans comprendre. Pour toute réponse, il avait souri.

Le petit garçon se développait plus vite que les autres. Il y avait dans le voisinage beaucoup d'enfants du même âge avec lesquels Marie pouvait comparer son fils. Alors que d'autres mères vivaient difficilement les différentes étapes de la croissance de leur enfant, Marie les vivait sans peine et avec joie.

«Ton enfant a déjà plusieurs dents», dit une voisine toute surprise. Son fils à elle avait de la fièvre, et aucune dent ne perçait.

«Moi-même, je ne m'en suis aperçue qu'aujourd'hui !» répondit Marie presque gênée. «Il les a eues sans mal, elles sont apparues tout à coup.»

Il en allait ainsi pour tout : c'était là tout à coup ! Un jour, il se mit debout et se tint sans chanceler sur ses mignons petits pieds. Puis, peu de temps après, il fit ses premiers pas, non pas avec prudence et hésitation, mais comme s'il ne pouvait absolument pas en être autrement.

Joseph rentra de son travail à l'improviste, Marie était en train de laver et ne pouvait prendre l'enfant tout de suite. Alors, en poussant un cri d'allégresse, celui-ci alla vers son père qui, au comble de la joie, le prit dans ses bras.

«Par amour pour moi, il a fait ses premiers pas sur Terre ! » Cette pensée traversa l'âme de cet homme réfléchi, tandis que le coeur de Marie était rempli de fierté parce que son enfant, qui était en avance sur tous les autres, l'était également pour marcher.

Dès que Jésus fut en mesure de marcher seul sans être obligé de chercher un appui quelconque, il se mit à explorer le minuscule jardin attenant à la maison. Marie était douée pour cultiver les fleurs et en prendre soin.

Son travail conduisait Joseph dans de nombreuses propriétés. Partout où il découvrait des fleurs qui ne se trouvaient pas encore dans son jardin, il demandait des boutures ou des graines. Il savait qu'il ferait ainsi une grande joie à sa femme. Mais depuis qu'il avait remarqué combien le petit se réjouissait lui aussi de la diversité des fleurs, il montrait encore plus d'empressement à rapporter constamment à la maison de nouvelles plantes.

Parfois, il revenait avec des branches ou des fleurs coupées. Mais lorsqu'elles finissaient inévitablement par se faner et par mourir, le petit en était tout attristé, alors qu'il lui était totalement indifférent qu'une fleur se flétrisse sur sa tige dans la nature.

Tout en travaillant, Joseph réfléchissait à la chose. Quelle différence l'enfant pouvait-il bien trouver entre une fleur qui se fanait dehors ou à l'intérieur ? Était-il possible qu'il ressentît la mort d'une fleur coupée comme un acte de violence ? Il devait en être ainsi ; cela concordait également avec d'autres gros chagrins que l'enfant, d'ordinaire si enjoué, pouvait soudain éprouver.

Ses parents avaient été invités à une fête par des voisins. Ils avaient emmené l'enfant avec eux. Il y avait sur la table de petits oiseaux rôtis. Voulant faire plaisir à l'enfant, la voisine lui dit :

«Regarde, Jésus, toi aussi tu peux manger de ces gentils petits oiseaux.»

A sa grande stupeur, l'enfant éclata en amers sanglots. Il quitta brusquement la table. Les adultes se regardèrent, fort embarrassés. Joseph se leva alors et le suivit.

«Tu es triste parce que les oiseaux ont dû mourir si jeunes ?» lui demanda-t-il calmement.

Le petit fit oui de la tête, tandis que ses larmes redoublaient.

«Tu n'es pas obligé d'en manger, Jésus», dit affectueusement son père en caressant ses boucles soyeuses. Puis il ajouta, comme poussé par une force inconnue :

«Mon enfant, je te promets que, chez nous, nous ne tuerons jamais d'oiseaux et que nous n'en mangerons pas non plus.»

Tout heureux l'enfant qui n'avait pas encore deux ans leva les yeux vers lui en souriant. Les fruits et le pain étaient sa nourriture préférée, et encore n'en mangeait-il que très peu.

«S'il mange si peu, sa croissance sera certainement retardée», déclarèrent les voisines.

Pourtant, il grandissait à merveille, et toutes les maladies dont souffraient les autres enfants lui furent épargnées.

 cette époque, une forte tempête souffla sur la région. Elle fut suivie d'une pluie torrentielle qui menaçait de tout inonder.

La chaumière louée par Joseph était vétuste, et la tempête en arracha presque entièrement la toiture. La pluie s'abattit librement dans les deux petites pièces.

Tandis que les parents se regardaient, soucieux, Jésus se tenait en riant au milieu de l'eau qui lui arrivait déjà aux chevilles et continuait à monter. Il frappait dans ses petites mains en offrant son visage à la pluie qui tombait à flots.

«Comme c'est beau !» ne cessait-il de s'écrier.

Joseph devait à présent songer à remettre la petite maison en état. Mais, après avoir examiné les dégâts, il s'aperçut qu'il serait pratiquement impossible de la réparer. Il en parla à sa femme.

«Ne penses-tu pas, Marie, que le moment est venu de rentrer chez nous ?» demanda-t-il avec circonspection. «Si nous devions rester ici plus longtemps, il faudrait que je construise une nouvelle chaumière, alors que nous pourrions nous arranger pour quelque temps.»

Marie sentait à quel point Joseph était fortement attiré par Nazareth, mais elle croyait ne pas encore être capable de supporter les regards et les bavardages des voisins. Elle avait presque surmonté sa nostalgie de Créolus, mais elle redoutait la rencontre avec sa mère. Bien qu'une voix en elle la poussât à se dominer par amour pour Joseph, elle répondit :

«Restons encore un an ici. J'espère qu'après ce délai tout sera plus facile.»

Et, sans faire d'objections, Joseph se mit à construire une nouvelle chaumière. Ce fut une source de joie pour Jésus. Il n'avait encore jamais vu son père au travail. Or, Joseph était un autre homme lorsqu'il exerçait son métier. Il perdait son côté maladroit et hésitant. Il maniait la hache avec sûreté et adresse, les copeaux volaient et, en poussant des cris de joie, Jésus courait de-ci, de-là pour les ramasser.

Il ne quittait plus son père. En ouvrant de grands yeux, il observait sa façon de faire et acceptait volontiers de rendre toutes sortes de menus services. Il n'était jamais gênant et semblait ressentir ce que voulait Joseph. Le lien qui les unissait devenait de plus en plus fort et leur compréhension mutuelle grandissait sans qu'il fût besoin de paroles.

En général, Jésus parlait peu. Jamais il ne babillait pour ne rien dire à la manière des enfants. S'il disait quelque chose, il s'exprimait de façon claire et intelligible, et ses questions témoignaient d'une réflexion précoce et personnelle. Lorsqu'il se rendit compte que Marie ignorait bien des choses qu'il voulait savoir, il s'adressa de plus en plus souvent à son père qui, par amour pour lui, réfléchissait profondément.

La chaumière était terminée. Elle n'était guère plus grande que l'ancienne, mais plus solide, et surtout plus jolie. Joseph avait disposé des bancs de bois le long des murs de la grande pièce, ce qui plaisait à Jésus. Dans la petite chambre, il y avait par terre des couches solides ; il ne restait plus qu'à les remplir de paille ; jusqu'alors, la pièce entière en avait toujours été jonchée.

Joseph transforma la vieille cabane en resserre pour ses outils. Il eut à nouveau un établi et travailla désormais davantage à la maison qu'à l'extérieur. Il lui semblait ne plus pouvoir se passer de la compagnie du petit garçon. Il installa un petit établi tout près du grand. Les joues en feu, l'enfant y travaillait, et Joseph admirait beaucoup ce qu'il confectionnait.

Un jour, Jésus avait fabriqué une petite voiture bancale dont les roues refusaient de tourner. Il l'apporta à son père, qui se réjouit et complimenta l'enfant.

«Pourquoi dis-tu que cette voiture est jolie, père ?» demanda Jésus pensif. «Nous voyons bien tous deux qu'elle ne vaut rien puisque les roues ne tournent pas.»

«Il est facile d'y remédier, mon enfant», répondit le père. «Cela mis à part, je ne vois pas ce qui manque à cette voiture, mais je vois le travail que tu as fourni.»

Joseph prit un couteau et, en un tour de main, il remédia au défaut de la voiture. Jésus le regarda faire avec attention, puis il retourna à son établi et se mit au travail avec zèle.

Deux jours plus tard, il apportait à son père une nouvelle voiture qui, cette fois, était parfaitement construite.

«Tu vois, père, tu peux me complimenter pour celle-ci, car j'ai appris quelque chose», dit joyeusement cet enfant de trois ans.

Il s'ensuivit tout naturellement que Jésus était moins souvent avec sa mère. Il ne lui manquait pas, car les travaux de la maison et du jardin l'absorbaient entièrement. De plus, elle faisait parfois un brin de causette avec l'une ou l'autre des voisines.

Ce n'était que lorsqu'elle travaillait au jardin que Jésus accourait pour l'aider. On voyait alors combien il observait tout avec attention. «Mère,» dit-il un jour, «il nous faut planter les roses de l'autre côté de la maison. Elles n'aiment pas le plein soleil de midi.» Marie regarda le petit en souriant.

«Comment le sais-tu, Jésus ? Se seraient-elles plaintes auprès de toi ?»

«Non, mais je vois comme elles inclinent leurs petites têtes à l'heure de midi», répliqua gravement l'enfant. «Plusieurs d'entre elles ne s'en remettent pas par la suite. Chez la voisine, elles sont de l'autre côté de la maison et elles ne souffrent pas. Là-bas, elles sont beaucoup plus belles que chez nous.»

Il taillait inlassablement des tuteurs pour soutenir les plantes ou les pousses trop faibles.

«Nous devons les aider», disait-il avec gentillesse.

Aider était la raison d'être de sa jeune vie. Il était tout naturel pour lui d'aider son père et sa mère. Il intervenait aussi quand il voyait quelqu'un se donner du mal, mais il préférait toujours aider dans l'ombre.

Il n'aimait pas prendre part aux jeux bruyants des enfants du voisinage, bien qu'ils l'eussent souvent invité. Marie désapprouvait ce penchant à la solitude.

«Mère», demanda-t-il, «pourquoi les enfants jouent-ils ensemble ?» Étonnée, elle répondit :

«Parce que cela leur fait plaisir.»

«Vois-tu,» dit le petit, «j'ai bien plus de plaisir à être avec père... ou avec toi», ajouta-t-il après un instant. «Si c'est seulement pour le plaisir, je ne suis donc pas obligé de jouer avec les autres enfants ?» dit-il en levant ses grands yeux vers sa mère.

«Non, Jésus, si cela ne te fait pas plaisir, tu n'es pas obligé de jouer. Mais, dis-moi,» demanda-t-elle, «pourquoi n'aimes-tu pas jouer avec les autres ?"

«Ils crient tellement, et puis ils bousculent les petits et les battent ; ça ne me plaît pas.»

«T'ont-ils battu toi aussi ?» demanda la mère, qui croyait enfin avoir trouvé la raison de son refus.

«Évidemment, mais pour moi cela n'a aucune importance», dit tranquillement cet enfant de trois ans. «Je peux me défendre, même contre les plus grands. Mais se battre n'est pas jouer !»

«Là où il y a des garçons, cela ne va pas sans une certaine brutalité», lui expliqua sa mère.

Mais, à son grand étonnement, elle apprit quelque chose à son tour :

«Alors les jeunes êtres humains sont pires que les petits animaux ! Les jeunes chiens et les jeunes chats se chamaillent eux aussi, mais ils ne se font aucun mal. C'est charmant de les voir faire, alors qu'on est triste en regardant les garçons.»